Qu’est-ce que l’audace ? Vous avez quatre heures (2024)

Le philosophe MichaëlFœssel a planché sur lesujet, à la veille du bac philo qui a lieu ce lundi.

Une légende urbaine veut que le sujet «Qu’est-ce que l’audace ?» soit tombé un jour à l’épreuve du bac de philosophie. La meilleure note aurait été décernée à un candidat ayant laissé la première page en blanc et écrit au verso de sa copie : «L’audace, c’est ça !» Cette histoire provient en réalité d’un (mauvais) film où un professeur félicite un élève d’avoir osé le risque plutôt que de se contenter de le penser(1). Le professeur en question enseigne les lettres, et non la philosophie, ce qui rend l’histoire un peu moins crédible encore. Contrairement au courage, l’audace n’est pas vraiment un thème philosophique. Et la question Qu’est-ce que ? - c’est-à-dire la question de l’essence d’une chose -, a depuis longtemps disparu du bac : trop générale et abstraite, ne laissant pas assez de place à la confrontation dialectique des idées.

Pourtant, cette fiction nous dit quelque chose de la philosophie et de l'exercice, que certains jugent désuet, de la dissertation. A première vue, le candidat casse-cou n'est rien d'autre qu'un riskmanager égaré en philosophie. N'ayant rien appris lors de son année de terminale, il se fie à son intuition en faisant le pari que le professeur, pourtant harassé de copies, tournera la page et jugera seulement sur l'originalité. L'élève qui définit l'audace en étant audacieux ressemble à un créateur de start-up ou à un militant de La République en marche. Pour lui, l'action prime sur la réflexion : à quoi sert-il de définir une chose quand on peut la faire ? Penser patiemment l'audace ou le courage, cela relève de l'«ancien monde», tout comme la dissertation, cet exercice rhétorique plus que bicentenaire. L'avenir, en revanche, appartient à ceux qui «font» et pour qui l'efficacité prime sur tout autre critère. L'élève entrepreneur n'a pas de temps à perdre avec des définitions de l'action audacieuse, il pratique l'audace ici et maintenant.

Le correcteur a donc quelques bonnes raisons de ne voir que de la paresse là où l’élève a voulu mettre de l’originalité. Il se demandera dans un sourire ce qu’aurait fait ce candidat si le sujet avait été «Qu’est-ce que la sexualité ?» ou «Qu’est-ce que la mort ?» : des thèmes qui ne se laissent pas aussi facilement mettre en scène sur une feuille blanche. Pourtant, à supposer qu’il ne connaisse pas la légende urbaine, le professeur aura sans doute un moment d’hésitation. Sans le savoir (le problème est justement qu’il ne sait rien), l’élève aura rejoué un vieux débat philosophique. Dans l’Antiquité, Zénon avait nié la possibilité de définir le mouvement. Une définition fixe les choses une fois pour toutes alors que le mouvement est justement ce qui doit échapper à toute fixation. Au point que les adversaires de Zénon étaient parvenus à la conclusion que le seul moyen de prouver le mouvement consiste à marcher. De même, on peut considérer que l’unique façon de démontrer la liberté consiste à lever le bras au moment exact où on décide de le faire. Le candidat aventureux en dit autant de l’audace : elle ne se démontre pas, elle se montre. Il accomplit un acte performatif : en même temps qu’il dit quelque chose («L’audace, c’est ça !»), ille fait. Son geste suggère que le courage n’existe pas comme une entité abstraite, mais qu’il ne se trouve nulle part ailleurs que dans des actes courageux.

Il y a donc des philosophes qui préfèrent le concret aux longs développements, l’audace expérimentée à l’audace réfléchie. Mais il faudra tout de même beaucoup d’indulgence pour voir dans le candidat un héritier de ce courant de pensée. Car, même pour tracer les limites de la théorie, il faut une théorie. Celui qui se contente d’écrire «L’audace, c’est ça !» au recto de sa copie pratique peut-être l’audace, mais il est incapable de comprendre ce qu’il pratique. Or, la dissertation de philosophie a justement cette fonction : arrêter de faire sans comprendre et essayer de comprendre ce que l’on fait (ouce que l’on nous fait).

En philosophie, l'audace cesse d'être une performance pour devenir un problème. Faut-il toujours innover ? La prise de risque est-il la principale des vertus ? L'originalité est-elle une preuve de courage ? Autant de questions que le candidat n'a pas eu l'audace de poser parce qu'il était trop pressé d'en veniraux choses «sérieuses» (celles qui se laissent convertir en monnaie sonnante et trébuchante). Sil'année de philo n'était pas terminée, on lui aurait conseillé de méditer un conseil d'audace donné par Kant dans Qu'est-ce que les Lumières ? : Sapere aude («ose penser par toi-même»).

(1) LePion deChristianGion,1978.

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